LES PLEURS D'AGENOR
( Agénor, le vieux roi défunt de Sidon et le père d'Europe
parle seul dans son sarcophage...)
Sidon, ville-fantôme et phare de l'Asie
Antique nécropole où la vie se rallume,
Oh! que ne puis-je atteindre aux bords de frénésie,
Mes rêves phéniciens engloutis sous l'écume!
Le marbre des tombeaux crispait son masque froid
Dans un air diaphane embaumé par la myrrhe,
Et sur mon sarcophage écoutait sans effroi
L'obscur chuchotement des stèles de porphyre.
Nul ne saura mon âge lourd perclus d'années,
Car le Temps était mort dans ma nuit insensible,
Et je ne sentais plus en mes mains basanées
Qu'un vague souvenir d'un zodiaque impossible.
Mon réel se confond dans l'histoire en légende...
Un dieu grec a nagé vers mes fastes houleux...
Ô ma fille ravie! J'ai pleuré pour qu'il rende
Ta chevelure blonde aux ondes des flots bleus.
Et moi, roi désolé, faible de mes colères,
J'ai hélé ton nom clair sur les quais de la nuit,
Accrochant de la pourpre aux vergues des galères
Et des soleils couchants aux vagues de l'ennui.
Dans le sein d'Astarté j'inhumais ses méprises
Des guirlandes du Temps frisées en bas-relief,
Tandis que des troupeaux de chevrettes surprises
Piétinaient l'éternel au-dessus de mon fief.
J'ai froissé lentement d'insondables hauteurs
De colonnes moisies par d'anciens aromates,
Mais je ne sentais plus les mythes cajoleurs
Des melkarts endormis dans leurs jeux d'automates.
Toujours la nuit, toujours les quais, toujours la mort,
M'ont hanté de leurs chants pacifiques des grèves,
Bonheur de mon verrier, chatoyant son transport,
Au vase de cristal ciselé de ses rêves.
Oh! je voudrais fixer ces plaisirs de l'obscur!
Emporté vers Byblos en des rites mystiques,
Au temple de Baal j'ai vidé mon azur
Et répandu ma coupe en funèbres cantiques...
(Coups de pioches dans le roc de la montagne, et le tombeau s'ouvre à la lumière...)
Feu! pluie de feu! Astre nouveau! Lumière vive!
Salut rouge anémone, asphodèles et lys!
Ô résurrection! Il faut donc que je vive?...
Gloire à mon jeune dieu! Gloire au bel Adonis!
J'ai retrouvé les ans détruits, masses informes,
Et croyant voir enfin dans l'éther allégé,
Flotter vers l'Idéal la nudité des formes,
J'attendais un Eden au milieu d'un verger...
Horreur! Horreur! Horreur!... Violateurs des ombres,
Garnisseurs de musées et chercheurs de trésors,
Vous m'avez dérobé mes paysages sombres,
Refermez ma paupière au royaume des morts...
Oubliant de Sidon les derniers chapiteaux,
Que ne puis-je dormir à l'abri de ces myrtes!
Que me font à présent vos débris de châteaux,
Plus déserts à mon cœur que les golfes des Syrtes...
Poursuivant la matière en l'ultime secret,
J'ai scruté votre orgueil en de multiples tomes...
Achevez vos calculs et flattez sans regret,
La Science-Moloch qui détruit vos atomes...
Mais Sidon bien-aimée, j'ai voulu te bénir
Pour ton lustre déchu qu'aujourd'hui je rallume,
Si la mer peut mourir en des vers de saphir,
Vers nos rêves D'AMOUR engloutis sous l'écume...
Yves Cariou - Sidon 1953
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